Au milieu des voitures et du flot des passants circulent, avec leur veste et leur grand sac aux couleurs vives, les livreurs des plateformes. Stationnés au coin d’une rue devant un restaurant, arrêtés à un feu de circulation, regroupés sur une place ou au bord d’un trottoir, ils occupent en nombre le territoire des villes. Ces travailleurs du numérique sont partout mais personne ne semble les voir. Pour en savoir plus sur leur quotidien, nous sommes allés à leur rencontre à différents endroits de la capitale.

De jour comme de nuit, quelle que soit la météo
Rendez-vous est pris dans la rue. En groupe, adossés à leur scooter ou en équilibre sur les vélos de location, les livreurs attendent les notifications de la plateforme qui les fait travailler pour reprendre la route. La discussion s’engage entre deux courses sur la météo de la veille. Une pluie battante a trempé les hommes et abîmé le matériel. « Hier j’ai pris une commande. Les sacs comme ça, ça se mouille vite. En arrivant chez la cliente, le sac s’est déchiré et la commande est tombée devant elle, explique Moussa*, livreur Ivoirien stationné près de Bonne Nouvelle (10e). La dame a commencé à écrire à Uber qui m’a appelé pour savoir ce qui s’était passé. Pas moyen de leur expliquer que les sacs ne tiennent pas avec ce temps… J’ai bien vu qu’Uber était du côté du client. » Un sentiment partagé par ses collègues qui reconnaissent que la parole des livreurs a peu de valeur face au « client-roi ».
Ce rapport de force déséquilibré s’applique aussi dans le cas des agressions et incivilités quotidiennes d’une partie des clients et des restaurateurs envers eux. « Les clients manquent beaucoup de respect. Ils ne considèrent même pas les livreurs. On n’est pas humain pour eux ! Souvent, ça fait mal mais si tu vas au clash, il peut y avoir rupture de contrat sans motif et c’est toi qui est perdant. On peut indiquer sur l’application que le client est désagréable mais ça ne vas pas changer grand-chose » poursuit Moussa.

Travailler pour survivre
La réalité économique est bien éloignée des promesses de flexibilité induite par la relative indépendance de leur métier. « Personnellement, je ne vais pas tarder à arrêter. Le chiffre d’affaires a vraiment chuté. À l’époque, on pouvait mettre de côté. Avant, je pouvais faire 800 euros par semaine. En ce moment, même 300 euros par semaine, je n’y arrive pas. Et puis il faut compter le carburant, l’assurance, les amendes pour excès de vitesse. Là, on travaille pour survivre ! » précise Ahmed, livreur à Richelieu-Drouot (9e).
Mais les livreurs n’ont pas le choix. « Si je n’ai pas eu de boulot de toute la journée, je vais le faire [prendre la commande] même si c’est mal payé car j’ai besoin d’argent. Le problème, c’est qu’il y aura toujours quelqu’un qui acceptera de travailler à moindre prix, reconnaît Issa, également livreur à Richelieu-Drouot. Le métier est devenu beaucoup plus difficile. Aujourd’hui, je suis resté deux heures sans une seule course ! Ils te disent que tu es libre de faire ce que tu veux. Au final, tu ne l’es pas. C’est du salariat dissimulé. » Lucide, il poursuit : « Les plateformes rémunèrent bien les livreurs lorsqu’ils débutent… avant de faire chuter les prix ensuite. Elles ont la mainmise et savent très bien que beaucoup ne peuvent plus s’en passer. Les gars sont coincés. »




Effet de groupe mais absence de solidarité
Des éclats de voix et quelques rires s’élèvent du groupe qui l’entoure. « Nous, c’est notre place ici. Chaque groupe de livreurs a son coin, son couloir comme on dit. Nous sommes pour la plupart Ivoiriens. C’est un boulot très communautaire. » Les livreurs des différentes nationalités se côtoient de loin. Tous partagent pourtant les mêmes conditions de travail. « Le problème, c’est qu’il n’y a pas de solidarité. Il faut une vraie solidarité pour faire plier les plateformes. C’est très compliqué de convaincre une personne à venir manifester. Chacun a ses contraintes et veut gagner son argent. Untel te dira qu’il doit payer son loyer, un autre qu’il a une famille à nourrir… Il y a aussi beaucoup de sans-papiers qui louent les comptes. »
Chaque semaine, ceux-ci sont obligés de verser une partie du prix de leurs courses – entre 100 et 200 euros en moyenne – aux propriétaires des comptes. Une somme qui pèse lourd sur un chiffre d’affaires de 500 euros et qui empêche de protester. « Le truc, c’est de faire un vrai syndicat, analyse Ahmed. Il y avait déjà un syndicat des livreurs avant mais qui n’est pas assez puissant du fait des sans-papiers. » Un de ses collègues acquiesce. « Sur 100 livreurs, il y en a 95 qui n’ont pas de papiers ! Ce qui veut dire qu’il n’y a que 5 % qui travaillent pour eux-mêmes. Les plateformes savent très bien qu’un sans-papiers a moins de droits. »

Un entre-deux incertain
Lassana, sans-papiers établi à Bonne Nouvelle, attend d’être régularisé. « Je suis obligé de faire la livraison jusqu’à être régularisé. Si ça prend un an, deux ans, j’attendrai. En attendant, je dois vivre et payer mon loyer. » Les perspectives ne sont guère encourageantes pour Madhi non plus. « Si le boulot ne me permet pas de vivre comme il faut avec ma femme et mes enfants, c’est chaud. Si la situation continue à se dégrader, je ferai une autre formation. »
D’un endroit à l’autre, les livreurs rencontrés partagent des parcours similaires et évoquent les mêmes difficultés. Ces hommes venus d’ailleurs et rassemblés en groupes éphémères le temps d’une soirée, forment la communauté de l’entre-deux. L’entre-deux des courses, l’entre-deux du périphérique, l’entre-deux continent mais aussi l’entre-deux d’une société fracturée par le numérique dont le fonctionnement repose sur l’existence d’une main-d’œuvre d’exécution facilement remplaçable.
* Les prénoms ont été changés.





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