Des restaurants parisiens aux tables bretonnes, la langoustine se déguste été comme hiver. Accompagnée d’une mayonnaise ou servie nature, elle fait le plaisir des gourmets. Commencée dans les années 1950, sa pêche fait la renommée des ports du Finistère sud. Le crustacé est capricieux et les marins qui le chassent partent chaque jour aux aurores des ports de Loctudy ou du Guilvinec. Embarquement à bord du Roxy pour une journée de pêche en mer.

Dans l’obscurité du jour naissant, un bateau solitaire avance sur la mer. Seuls les points scintillants de la côte et les fines bandes de lumière entre deux nuages permettent de distinguer le ciel de la terre au large de Penmarc’h (Finistère sud). Bercé par le mouvement des vagues et le bruit assourdissant du moteur, l’équipage s’enfonce vers l’horizon de la pêche dans la somnolence des dernières heures de la nuit.
Embarqués sur le Roxy, le patron-pêcheur Kevin et son matelot Pacou ont quitté le port du Guilvinec à 4h45. Ce matin, le matériel électronique est capricieux : l’écran de contrôle du navigateur GPS ne fonctionne pas. Le premier quart est pour Pacou qui s’active devant l’ordinateur de la passerelle pour rétablir la connexion tout en gardant le cap sur la zone de pêche.

Par 100 mètres de fond
« Il faut arriver avant le lever du jour mais là où l’on va, il vaut mieux que le jour soit levé. Si tu mets le chalut la nuit en place, tu vas pêcher plein de merlans » explique Pacou, patron-pêcheur à la retraite qui remplace le marin de Kevin pendant ses vacances. Les deux hommes ne chassent pas le poisson mais la langoustine. Ce crustacé d’environ 13 centimètres vit dans un terrier creusé dans la vase du plateau continental dont il ne sort qu’à l’aube et au crépuscule pour se nourrir. Le regard fixé sur le sondeur, Pacou vient rompre le bruit monotone des machines. « Ça creuse. » L’écran indique 92 mètres. « La profondeur pour pêcher la langoustine ? Ça dépend. Elle peut être à 80 ou bien à 100 mètres. Plus tu descends, plus ça creuse. »
« Les langoustines sont capricieuses. S’il y a de la houle, elles ne sortent pas » lance Kevin en remontant de la cale. Le capitaine reprend la barre à son matelot qui se dirige vers l’arrière du bateau de 15 mètres. Six heures : il est temps de descendre les deux chaluts à la mer pour la première pêche de la journée. Le matelot accompagne d’un geste assuré la bonne coulée des 400 mètres de câbles, chaînes et filets lestés par de gros panneaux en fonte. L’attente commence à bord du Roxy qui maintient une allure soutenue vers la haute mer. C’est au tour de Pacou d’aller se reposer.
Sur la passerelle, Kevin met en route le système de refroidissement. La température du vivier situé à l’avant du chalutier va progressivement passer de 19 à 5 degrés. Une fois pêchées, les langoustines doivent être maintenues vivantes jusqu’au retour au port pour être vendues à la criée.

Une affaire de famille
La radio de bord grésille. Kevin est interrompu par les voix lointaines de marins sur le canal 16. Le bateau se trouve désormais à 22 kilomètres des côtes invisibles. Tout autour, l’océan à perte de vue. La continuité de la ligne d’horizon est seulement coupée par endroits par la présence des autres navires de pêche. « En ce moment, nous sommes une trentaine au départ du Guilvinec à pêcher la langoustine. Il y a une dizaine de bateaux à Saint-Guénolé et environ 15 à Loctudy » compte Kevin. Le patron-pêcheur partait, avant la fermeture de la criée en 2008, du port de Lesconil. Dans la famille de Kevin, la pêche se transmet de père en fils. « J’ai commencé en 1999, à 15 ans avec mon père, sur le bateau de mon grand-père. J’ai pris les commandes en 2008, au départ à la retraite de mon père [la retraite est possible à partir de 37 ans et demi d’activité], puis je l’ai racheté en 2016. Le bateau a 50 ans ! »

Kevin se décrit comme artisan pêcheur. Comme 80 % de ses collègues au Guilvinec, il est indépendant. Dans le milieu de la pêche, il existe aussi des armements qui réunissent sous le même pavillon une flotte de navires (comme l’Armement bigouden pour la pêche hauturière). « Les plus jeunes sont parfois patrons pour un armement mais je ne connais aucun marin de moins de 30 ans qui ait son propre bateau, ce qui n’était pas le cas avant. Il y a une vraie pénurie de main-d’œuvre, compensée par quelques reconversions. Le métier attire moins les jeunes » lâche Kevin.

Attendre et espérer
Le bateau prend la même direction que la veille. « On a ramené 140 kilos hier, commente Kevin. Des fois, on ne pêche rien. Si les langoustines décident de ne pas sortir de leur terrier, on ne pêchera rien. Nous n’avons pas d’appareils pour nous dire où se trouvent les langoustines. Aussi bien, lundi, il faudra changer de zone. Et puis le chalut peut passer à côté, ce qui n’est pas le cas avec la pêche à la Saint-Jacques où la drague armée de dents racle le sol pour déterrer les coquilles. Nous on caresse le fond. » Quelque fois, la langoustine ne sort de son terrier qu’à un seul endroit. « C’est le bordel dans ce cas-là, les chalutiers se croisent de partout. Il faut dire que nous avons quand même 400 mètres à traîner derrière. Quand on se croise, il faut éviter de se prendre les chaluts des autres. »

Le patron-pêcheur reste confiant quant à l’avenir de la ressource dont la pêche a démarré dans l’après-guerre. « Certaines années, il n’y a pas grand-chose et d’autres où l’on pêche 200 kilos tous les jours. Des fois on se dit que l’on a tout bouffé et puis l’année d’après ça n’arrête pas. La saison se termine en août mais nous pêchons la langoustine toute l’année. En hiver, au lieu de pêcher 150 kilos, on n’en pêchera que 75. » 70 % du chiffre d’affaires est réalisé pendant l’été. Un pourcentage qui permet au Roxy de rester à quai certains jours d’hiver si le temps est mauvais. « On ne sort pas en mer passé 70 km/heure. Au-delà, ça devient dangereux. Le bateau n’est pas équipé comme d’autres qui possèdent un pont couvert. »
Qu’est-ce qu’une bonne journée de pêche ? « Tout dépend de l’offre et de la demande. Parfois, les 50 kilos pêchés seront vendus aussi cher que 100 kilos. En général, le prix de vente varie entre 10 et 15 euros le kilo. Le prix plancher est fixé à 6,80 euros. J’espère que l’on va pêcher autant qu’hier ! Le temps est identique. Il suffit que les vents tournent et qu’il y ait un petit clapot pour tout changer. Les langoustines le sentent. »

9 centimètres réglementaires
La journée passée au large des côtes suit le même rituel. Une régularité qui contraste avec le prix variable et la quantité incertaine des crustacés pêchés. « Il y a de l’attente jusqu’à la remontée du premier filet, à moins que l’on ait déchiré. Généralement c’est assez calme. Mais après, tu vas voir… Hier, on a dû stopper pour manger sinon on n’aurait pas eu le temps. »
Il est 10h30 quand les chaluts commencent à sortir de la mer. Les grincements du métal rouillé par l’eau salée accompagnent l’émersion des bouées puis des filets qui s’enroulent autour de leur axe. Pacou et Kevin agrippent chacun une des extrémités afin de faciliter son ouverture au-dessus des bacs métalliques positionnés à l’arrière du bateau. Une avalanche de langoustines se répand dans une pluie d’eau salé sur les plateaux des deux bacs. Les deux hommes ont le sourire : la pêche du matin est bonne. Le temps est désormais compté. Ils ont deux heures pour trier les crustacés avant la deuxième pêche du jour car les deux chaluts, à peine remontés, sont aussitôt redescendus à cent mètres de profondeur.




Installés chacun devant sa pile, Pacou et Kevin font passer entre leurs mains gantées les crustacés. D’un geste rapide, ils rejettent à l’eau les plus petits spécimens. Il faut trois ans à une langoustine pour atteindre les 9 centimètres de sa taille adulte. Le travail répétitif se poursuit en silence au milieu d’une nuée de goélands affamés tandis que le bateau en pilote automatique avance à faible vitesse. Une fois les deux premiers chaluts triés, 80 kg de langoustines et de poissons divers sont répartis dans les caisses en plastique à l’avant du bateau. Les langoustines rejoignent la fraîcheur du vivier. De retour sur la passerelle, les marins s’accordent une pause déjeuner devant le journal télévisé.




Assurer l’équilibre financier
Ils ne sont pas trop de deux pour effectuer les différentes tâches à bord. Kevin peut compter sur le jeune retraité pour assurer la continuité en son absence et lui permettre de partir en vacances. « Il faut que mon entreprise aille en mer car les frais continuent à tomber quoi qu’il arrive. J’ai mon crédit, les charges patronales, l’assurance du bateau qui me revient à 13 500 euros par an. Ça fait plus de 1 000 euros par mois… C’est important que le bateau sorte en mer ! »

Le carburant, bien que détaxé pour les pêcheurs, pèse lourdement dans le budget de Kevin. « Pendant le Covid, le gasoil était tombée à 26 centimes le litre contre plus d’un euro aujourd’hui. Mon plein, auparavant à 1 000 euros, me revient désormais à 4 000 euros pour une dizaine de jours de pêche. Et encore, on ne consomme pas beaucoup, autour de 400 litres contre 600 à 1 000 litres pour d’autres bateaux. Ça fait donc 600 euros qui partent rien que dans le gasoil. Si tu ne fais que 1 000 euros de vente… » L’impact du gasoil se fait moins sentir pendant la saison de pêche. « En ce moment ça va car les ventes sont correctes. Mais quand la saison sera terminée, il y aura moins de langoustines. Est-ce qu’alors, ça vaudra le coup de sortir en mer ? »

Retour au port
Le bateau se dirige tranquillement vers Le Guilvinec. À bord, Pacou nettoie le pont à coup de jet d’eau et finit de ranger les caisses à l’avant. Les deux chaluts, remontés pour la seconde fois peu après le déjeuner, ont été moins abondants en langoustines. Au total, 110 kilos auront été pêchés (30 kilos l’après-midi) dans la journée. Une main sur la barre, Kevin ouvre le logiciel de contrôle sur l’écran de son ordinateur. « Je remplis ça une fois que l’on a tout pêché avec le poids. Je dois également indiquer la quantité approximative qui a été remise à l’eau ainsi que l’heure de retour au port… S’il ne marche pas, tu ne peux pas aller en mer. Tu risques une amende autrement. »




Les informations renseignées sur le logiciel servent à fixer le quota global de la profession. « On n’a pas de quota par bateau. Chacun peut pêcher comme il veut. Après on va te faire stopper quand tu commences à arriver au maximum. Un été, on pêchait tellement qu’on était limité à 150 kilos par sortie pour deux personnes. » Kevin et son bateau sont parmi les premiers à rentrer au port. Sous les yeux des touristes alignés sur le toit de la criée, le chalutier décharge par l’avant sa cargaison. Des pêcheurs retraités récupèrent la précieuse marchandise déplacée en chariot vers la criée pour la vente du vendredi. Le Roxy reprend sa place le long du quai d’en face pour le week-end.

Les quatre dernières photos de la série ont été prises à l’argentique (pellicule : Kodak Portra 800).








